Une semaine après le lancement de leur attaque, les forces russes ont pris Kherson, grande ville du sud de l’Ukraine, ont confirmé des responsables ukrainiens dans la nuit du mercredi 2 au jeudi 3 mars.
Il s’agit de la plus grande ville prise par les forces russes. Plus à l’est, à Marioupol, le principal port ukrainien de la mer d’Azov, les combats font toujours rage. Si elle en prenait le contrôle, l’armée russe pourrait assurer une continuité territoriale entre ses forces en provenance de Crimée et celles arrivées des territoires séparatistes, situés plus au nord-est.
L’avancée militaire de la Russie intervient à quelques heures seulement de pourparlers autour d’un cessez-le-feu auxquels elle a consenti. Négociateurs russes et ukrainiens doivent se rencontrer jeudi matin en Biélorussie, non loin de la frontière polonaise. De premières discussions lundi, également en Biélorussie, n’avaient donné aucun résultat tangible.
Lors d’un tchat, Michel Goya, historien et ancien colonel des troupes de marine, a répondu aux questions des lecteurs du Monde sur la stratégie militaire russe.
Re4Be : Comment expliquer l’interruption de la progression de la longue ligne de blindés de l’armée russe positionnée au nord de Kiev ?
Michel Goya : Il s’agit d’un renforcement de la XXXVIe armée russe à l’ouest de Kiev. Le freinage est dû à des contre-attaques ukrainiennes et à des problèmes d’organisation. Les Russes prennent aussi le temps de se réorganiser.
JB : Les opérations militaires russes en Ukraine sont-elles représentatives des capacités de l’appareil russe ? De quel genre de doctrine sont-elles inspirées ?
Par principe, elles sont représentatives, vu l’ampleur des moyens engagés. La doctrine est sensiblement la même que depuis les années 1970 avec l’idée d’attaques à grande vitesse, de colonnes blindées venant de toutes parts visant à aller le plus loin possible dans la profondeur. Ce plan a échoué. Sur les sept armées russes engagées, deux seulement ont réussi à progresser en profondeur, surtout dans le Sud. La maîtrise du ciel est incomplète et il y a une mauvaise coordination air-sol.
Vincent : Quelles explications possibles à la sous-performance de l’armée russe ? L’a-t-on surévaluée ?
Oui, moi le premier, car le jugement était fondé sur les expériences de l’annexion de la Crimée, des offensives d’août 2014 et janvier 2015 dans le Donbass et de la Syrie, qui étaient plutôt des réussites. Cette fois l’engagement est à très grande échelle et non plus limité à des unités d’élite ou sélectionnées, et on voit bien qu’ils ont mal organisé la chose. Les états-majors russes manquent visiblement d’expérience, et beaucoup de troupes motorisées sont assez médiocres.
Par ailleurs, l’emploi de la puissance de feu (artillerie, frappes aériennes) a d’abord été limité pour éviter des dévastations, or l’armée russe – qui est surtout une grosse artillerie – a du mal à combattre sans ça. L’armée russe est également visiblement en difficulté dans les combats urbains, où justement leur supériorité de feu et de matériels blindés peut beaucoup moins jouer. Et puis il y a une résistance ukrainienne beaucoup plus dure que prévu.
Paxwax : Etant donné le déséquilibre des forces entre l’armée ukrainienne et l’armée russe, est-il envisageable que les Ukrainiens puissent arrêter l’invasion de leur pays ?
Il est probable que les forces russes finiront par l’emporter au moins dans l’est de l’Ukraine, jusqu’au Dniepr. Pour Kiev, ce sera sans doute long mais inéluctable à partir du moment où la ville sera encerclée. L’aide occidentale est très importante surtout pour la consolidation d’une guérilla qui peut tenir très longtemps les bastions urbains et harceler les forces russes sur la longue durée. Tout le petit matériel (casques, gilets, etc.) est très utile et surtout les armes légères, du fusil d’assaut aux missiles antichars. Il est simplement regrettable que cela vienne maintenant et n’ait pas été organisé avant la guerre.
Heixi : Comment expliquez-vous l’absence de supériorité aérienne des forces russes après une semaine de conflit ?
Plusieurs raisons sont avancées : la phase initiale de destruction de la structure de défense aérienne ukrainienne est incomplète en raison du manque de munitions de précision, de la mauvaise coordination des forces aériennes russes avec les défenses antiaériennes russes au sol – et la crainte de tirs fratricides –, et de la retenue dans l’emploi des forces aériennes pour limiter les dégâts. Cela a laissé un espace pour les forces aériennes ukrainiennes. Actuellement, il n’y a plus d’avions ukrainiens dans le ciel, mais des drones armés (efficaces). Les Ukrainiens conservent des batteries de missiles S-300 qui font peur aux Russes.
Luc : Pourquoi l’Ukraine ne détruit-elle pas – à coups de missiles sol-sol et/ou air-sol – la route et les camions qui forment cette longue colonne ?
Parce qu’elle n’en a pas la possibilité, sauf avec l’emploi des drones TB2 turcs, très efficaces, comme toujours.
Laurent : Est-il envisageable qu’en cas de frappes russes importantes sur des zones civiles, l’OTAN impose une no-fly zone [un périmètre où les vols sont interdits] sur l’Ukraine ?
Non, c’est impossible. Cela supposerait de combattre les forces aériennes russes, ce qui est exclu.
Lea : N’est-il pas un peu tôt pour dire que l’armée russe n’atteint pas ses objectifs ou a été surestimée ? Le conflit n’en est qu’à sa première semaine… Par ailleurs, quel niveau de certitudes avons-nous sur les objectifs militaires et stratégiques russes ?
On ne sait évidemment pas précisément quels sont les objectifs stratégiques russes, sinon très probablement un changement de régime à Kiev et sans doute aussi la conquête de l’est de l’Ukraine, suivie sans doute d’une partition.
Il est probable que les forces russes parviendront à s’emparer de Kharkiv et parviendront ainsi à débloquer la manœuvre à l’Est, en coordination avec une attaque venant du sud (Zaporojia) mais tout est plus lent, coûteux et difficile qu’imaginé.
Timeout : A quel camp profite le temps ? L’armée Russe qui peut se réorganiser ou aux Ukrainiens recevant les armes en renfort des Occidentaux ?
Cela dépend. L’armée régulière ukrainienne s’use presque aussi vite que l’armée russe, qui elle-même se réorganise. Il est difficile de renforcer l’armée régulière, sinon par de la logistique, en revanche l’armement et les équipements légers peuvent être acheminés plus facilement et renforcer les forces territoriales.
Point important : les Russes ont toujours la possibilité d’attaquer l’ouest de l’Ukraine en partant de la Biélorussie, ce qui entraverait beaucoup l’aide occidentale.
Toto : Vu l’enlisement qui semble s’amorcer, est-il possible de trouver une sortie de conflit qui permette à la Russie de sauver la face et donc d’accepter un arrêt des hostilités ?
C’est très difficile à dire. On est plutôt, pour l’instant, dans une fuite en avant et une escalade. Pour négocier, il faut des cartes et la Russie n’en a pas pour l’instant. Elle en aura plus avec la prise de Kiev ou de l’est de l’Ukraine. Peut-être pourra-t-on envisager ensuite un retrait en échange d’une levée des sanctions.
Art : La Russie n’a déployé que 200 000 soldats sur les 900 000 qu’elle possède. Cela correspond-il à la limite de leurs capacités financières, à celles de projection ou à leurs capacités logistique, ou peuvent-ils ramener plus de troupes à court terme ?
Des troupes sont amenées en renfort d’un peu partout, mais la capacité de manœuvre d’une armée est toujours plus limitée que son effectif global. Je pense que l’armée russe a engagé – ou est en train d’engager – en Ukraine environ les deux tiers de sa capacité, qu’il faut aussi alimenter logistiquement. On arrivera vite aux limites de ce qu’ils peuvent déployer. Je rappelle que, pour la France, c’est quinze mille hommes.
Escarcelle : Selon vous, la Russie envisage-t-elle d’occuper militairement l’Ukraine à moyen terme et en a-t-elle les moyens ?
On voit mal comment il pourrait en être autrement. Il est possible qu’ils envisagent une coupure de l’Ukraine mais, même ainsi, il faudra maintenir des forces importantes dans la partie est du pays. Dans tous les cas de figure, la menace principale pour eux est l’existence d’une guérilla permanente.
Romain : La menace nucléaire est-elle réelle ?
Ce n’est pas pour l’instant crédible. L’emploi de l’arme nucléaire est un tabou. Son emploi tactique (arme de « faible » puissance) en Ukraine serait désastreux pour l’image de la Russie, qui serait mise définitivement au ban. Son emploi stratégique (thermonucléaire) contre les pays occidentaux est inenvisageable du fait de la possibilité de rétorsion immédiate. La menace nucléaire est, en réalité, un peu la dernière possibilité de manœuvre russe, mais elle est forcément vaine face à d’autres puissances nucléaires.
source: le monde