Pour certains, ce serait le caractère énigmatique du personnage. Selon d’autres, il faudrait mettre en avant la technique de gestion du personnel politique, dont il est un véritable démiurge, et sa capacité d’adaptation aux situations. À en croire d’autres encore, la piste de « l’initiation aux savoirs du pouvoir traditionnel » gagnerait à être explorée. Le moins qu’on puisse dire, c’est que les « secrets » du bail exceptionnel de quarante ans du chef de l’État camerounais relèvent toujours d’un grand mystère.
« Je commencerai par dire que ne dure pas au pouvoir qui veut, mais dure qui peut (…) Les élections présidentielles camerounaises de 2018 sont certaines, mais encore lointaines. Nous avons le temps de réfléchir et le moment venu, les Camerounais et les amis français et tout le monde sauront si je suis candidat ou si je prends ma retraite ». Juillet 2015. Le président Paul Biya, à la faveur d’une conférence de presse conjointe, en compagnie du président français François Hollande, répond à la préoccupation de ceux qui veulent sonder son avenir politique, en lui faisant grief d’un long exercice du pouvoir. Et si ce propos résumait, à lui seul, le trait caractéristique de la personnalité du chef de l’État camerounais ?
La perspective d’analyse est pertinente à plus d’un titre. Octobre 2007. Quatre ans avant l’élection présidentielle de 2011 à laquelle il prit finalement part, le même Paul Biya, répondant à une question du journaliste Ulysse Gosset de France 24, sur son intention de se présenter à ce scrutin, s’était fendu de cette réponse : « Les élections présidentielles au Cameroun sont certaines, mais lointaines. ». Août 2022. Alors qu’on l’interroge une nouvelle fois sur l’horizon de sa retraite politique, le président, réélu en octobre 2018, a cette saillie : « Le Cameroun est dirigé conformément à sa Constitution. Selon cette Constitution, le mandat que je mène a une durée de sept ans. Alors, essayez de faire la soustraction et vous saurez combien de temps il me reste à diriger le pays. Mais autrement, quand ce mandat arrivera à expiration, vous serez informé sur le point de savoir si je reste ou si je m’en vais au village ».
Mystère et silence
Va-t-il se présenter en 2025 ? Mystère et boule de gomme. Chez le chef de l’État camerounais, cette manie de ne pas se dévoiler avant son heure, de combiner le maniement de l’énigme et de l’opacité, apparaît, aux yeux de nombreux observateurs, comme une des explications possibles de sa longévité au pouvoir. « On note chez lui, une gestion calculée et économe du temps qui joue sur le mystère et le silence », décrypte le professeur Mathias Eric Owona Nguini, sociopolitiste, enseignant à l’Université de Yaoundé II-Soa. Son collègue, le professeur Joël Narcisse Meyolo, du département d’Histoire de l’Université de Yaoundé I, renchérit : « Le président Paul Biya a su entretenir un mythe de sa personne. Ceci fait de lui un homme secret, imprévisible, le maître des horloges. Cette façon de faire lui confère le contrôle de ses collaborateurs, car personne ne peut prétendre savoir ou connaître quand ce dernier peut se mettre en mouvement. C’est ce qui explique, par exemple, qu’en quarante années, il forme trente-sept gouvernements ». À cette aune, le témoignage du professeur Titus Edzoa, chirurgien et ancien secrétaire général de la présidence de la République, n’en est que plus édifiant, sur ces aspects de la personnalité du président Biya : « Dans ce système, affirme cet ex-confident du chef de l’État tombé en disgrâce, le seul maître à bord est le président de la République. Il a un extraordinaire talent de créer un véritable hymen entre le formel et l’informel, situation inextricable dont il est le seul prestidigitateur. L’énigme est savamment créée et entretenue par lui-même ». Il n’est pas jusqu’à son prédécesseur, Ahmadou Ahidjo, lui-même, qui ne confessât son erreur d’appréciation de son successeur à la tête de l’État, au plus fort des premières crispations entre les deux hommes : « Je me suis trompé. Le président Biya est faible. Mais je ne savais pas qu’il était aussi fourbe et hypocrite », écrit-il, désabusé, dans un communiqué de presse du 24 août 1983.
Le président Biya apparaît donc comme un politique qui ne se laisse pas déchiffrer, à la fois déroutant et imprévisible, selon de nombreux témoignages. Mais il est constant qu’il a plusieurs cordes à son arc, pour dominer ainsi la scène politique camerounaise depuis quarante ans. Il est perçu comme le démiurge d’une bonne partie du personnel politique qui lui est redevable, aussi bien au sein de son parti, le Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC au pouvoir), que dans les arcanes de l’État. « Aux côtés de sa vie secrète, le président Biya, en instaurant des hommes forts par séquences, s’est assuré une certaine popularité auprès des populations. C’est ce qui explique, par exemple, qu’en l’absence d’une présence physique sur le terrain, il soit toujours maître du jeu. Les hommes forts sur lesquels il s’appuie reçoivent des facilités diverses faisant d’eux des excroissances du chef de l’État, et donc, les gages de sa popularité », explique l’historien Joël Narcisse Meyolo. Pour autant, la gestion de ses « créatures » politiques, n’en obéit pas moins à des principes et logiques bien identifiés, comme le précise, le sociopolitiste Mathias Eric Owona Nguini : « On note chez le président Biya une gestion manœuvrière du personnel politique. Il fait tourner le carrousel. En évitant que se constituent des personnalités politiques trop fortes et qui pourraient devenir incontrôlables ». D’où, probablement, une tendance chez le « patron » à, si ce n’est attiser, du moins à s’accommoder des micro-rivalités qui animent la vie politique locale, dans les régions, les clans, voire des familles, dont les diverses figures deviennent très vite interchangeables, au gré de la formation des équipes gouvernementales, ou des nominations en forme de disgrâces et de promotion à diverses fonctions dans le RDPC, l’appareil d’État, ou encore les entreprises publiques.
Respect des équilibres socio-politiques
Reste que deux principes de base sont scrupuleusement respectés. Le respect de divers équilibres socio-politiques. De sorte que, d’une part, toutes les régions ont leurs « représentants » en divers lieux d’exercice du pouvoir, et d’autre part, plusieurs partis politiques font partie des équipes gouvernementales, dans une logique de « power sharing » assumée et maîtrisée. Illustration de ce-dernier point : le gouvernement en place depuis le 04 janvier 2019, au sortir de l’élection présidentielle du 07 octobre 2018, comprend des figures du RDPC (dont le Premier ministre anglophone Joseph Dion Ngute), de l’Union nationale pour la démocratie et le progrès (de Bello Bouba Maïgari, perçu comme un des héritiers d’Ahmadou Ahidjo), du Front pour le salut national du Cameroun (FSNC de Issa Tchiroma Bakari), de Les Patriotes démocrates pour le développement du Cameroun (PADDEC, de Jean De Dieu Momo), de l’Alliance nationale pour la démocratie et le progrès (ANDP d’Amadou Moustapha)…
Des observateurs, pour expliquer la longévité au pouvoir du chef de l’État camerounais, pointent chez ce dernier, une grande capacité à faire face aux événements sans céder aux pressions, dont certaines semblent parfois imposer, aux yeux des citoyens, des décisions dans l’urgence. Quitte à accréditer l’hypothèse de la « logique du pourrissement ». Même par temps de crises. Se référant à la « psychologie politique », Aristide Menguele Menyengue, maître de conférences au Département de Sciences de l’Université de Douala, y va de son décryptage : « Pour certains, cette longévité politique est la résultante de la fascinante capacité d’adaptation du président de la République qui, à chaque fois, a su mettre à contribution sa grande intelligente de la gestion des situations généralement défavorables pour consolider son pouvoir. Il relève manifestement un défi puisqu’on ne vendait pas cher son « fauteuil » présidentiel au moment où il accède au pouvoir. La boutade “ ne dure pas au pouvoir qui veut mais qui peut “ est révélatrice à plus d’un titre. Sous ce rapport, il aurait l’art de transformer des situations critiques en opportunité politique. À preuve, aucune des nombreuses crises politique, économique, sécuritaire, sociale ou sanitaire qu’il a gérées en tant que président de la République n’a pu déstabiliser son pouvoir ». Et d’ajouter : « D’autres expliquent cette longévité au pouvoir par la maîtrise certaine de la science du gouvernement des hommes, d’une part, et d’autre part, ils fondent celle-ci sur la grande expérience de la gestion de l’État, expérience acquise aux termes d’un long et complexe processus d’apprentissage et d’initiation au leadership politique ».
Le Cameroun, chasse gardée d’aucun
Une certitude : la coopération internationale tend à apparaître comme l’un des sites d’observation privilégié, de cette faculté d’adaptation de Paul Biya. Le chef de l’État camerounais a, depuis quelques années, procédé à une diversification des partenariats, en s’ouvrant à la Chine, à l’Inde, tout en conservant des « amis » traditionnels, tels que la France, les États-Unis et Israël. « Ami » de tous, « Le Cameroun n’est la chasse gardée d’aucun », selon une maxime édictée au début de magistère de Paul Biya au sommet de l’État.
Mais, il y aurait de lieu, de l’avis du politologue, de prendre en compte, cette « ingénierie politique des sociétés traditionnelles dans lesquelles l’exercice du pouvoir est généralement un appel du destin ». Car, « tout compte fait, explique Aristide Menguele, on ne saurait prétendre expliquer la longévité du président Paul Biya sans intégrer dans l’analyse la procédure de ” charismatisation ” à partir de laquelle il a pu associer à la domination légale-rationnelle, une légitimité traditionnelle acquise à l’issue de l’initiation aux savoirs du pouvoir traditionnel comme le renseigne son ennoblissement dans les sociétés traditionnelles initiatiques ». Insondable Afrique. Indéchiffrable Paul Biya.
RFI